lundi 18 août 2014

Comment apprendre à connaître individuellement trois cents moutons?


Vue d'ensemble du campement hivernal
Région de Bayan-Ölgi, Mongolie occidentale, avril 2013. Nous sommes sur l'hivernage (kyshtag) de deux familles d'éleveurs touvas qui y résident chaque année de novembre à fin avril. La région est une steppe montagneuse très aride. On ne rencontre ni arbres ni broussailles sur des dizaines de kilomètres. L'écrivain touva Galsan Tschinag, issu de cette région, a décrit l'émotion qui fut la sienne lorsque, enfant, il aperçut pour la première fois la haute figure d'un arbre.






Position du campement d'hiver



Moutons et chèvres sont rassemblés le soir et passent la nuit dans un enclos pour être protégés des loups et des voleurs. Les chevreaux nouveau-nés vivent leurs premiers jours dans la maison, près du poêle, entre la porte et le pied du lit, à l'abri du gel et du vent qui peuvent les tuer. Plus âgés, ils sont rentrés pour la nuit dans une étable où on les nourrit du foin le plus tendre.

"On vit totalement ensemble: on les nourrit, ils nous nourrissent" explique Mandaahuu, le patron du campement, un ancien géologue à la retraite qui nomadise avec son frère. 

Enclos à moutons et chèvres


Chevreau nourri au biberon à l'intérieur de l'étable des animaux adultes

A l'aube, on ouvre les portes de l'étable des jeunes et celle de l'enclos et les petits se précipitent pour rejoindre leurs mères. Petits et mères se cherchent en tous sens dans un concert de bêlements, la tétée a lieu (souvent avec l'aide des éleveurs), puis au bout d'environ une heure, les jeunes sont récupérés et ramenés sous le bras à leur étable où ils passent la journée. Le troupeau adulte est envoyé pâturer dans les montagnes avoisinantes. Le soir la même opération que le matin a lieu.
En avril brebis et chèvres ne sont pas encore traites car le lait, peu abondant, est réservé aux agneaux et chevreaux, mais elles le seront l'été. 




Vidéo 1: agneaux et chevreaux se précipitent hors de leur étable pour rejoindre leurs mères. Les éleveurs portent les petits perdus à leurs mères.




Vidéo 2: mésaventures d'un chevreau à la recherche de sa mère sous la neige.




Vidéo 3: un chevreau affaibli a été éconduit par plusieurs chèvres. Un éleveur le saisit et le mène à sa mère, mais le petit ne parvient pas à téter correctement. Un agneau tente d'en profiter, mais l'éleveur le chasse en riant. La tétée échoue et le chevreau devra être nourri au biberon.




Vidéo 4: un chevreau qui ne parvient pas à téter au pis est nourri avec un biberon fait dans une corne de yak.




Vidéo 5: quand tous les jeunes ont fini de téter, le troupeau adulte est renvoyé dans la steppe et les agneaux et chevreaux portés dans leur étable où ils sont nourris de foin suspendu à des cordelettes pour le préserver des souillures.

Il est essentiel dans ce type d’élevage d’être capable de reconnaître individuellement les animaux. Dans l'enclos, ovins et caprins étant très nombreux (plusieurs centaines), cris et odeurs se mêlent, de sorte qu'il est très difficile pour les petits et les mères de se retrouver au milieu de cette énorme confusion. Les petits s'approchent du pis de différentes brebis ou chèvres (un agneau peut tenter sa chance auprès d'une chèvre) et sont brutalement éjectés à coups de cornes ou de sabot s'ils ne frappent pas à la bonne porte. Les éleveurs doivent repérer les petits égarés et les porter à leurs mères. Il est ainsi indispensable que les éleveurs se souviennent de l'identité de la mère de chaque agneau et chevreau. Le patron m’explique que lui-même peut difficilement le faire car il a été absent deux mois du campement (il est allé au funérailles de son frère aîné mort récemment à Oulan-Bator) et n'a pas assisté aux naissances. La naissance est le moment marquant qui déclenche la mémorisation du lien généalogique. On mémorise en s'aidant de ressemblances entre la mère et le petit, des petites marques de pelage qui permettent de distinguer les robes.
 



Les enfants apprennent tôt à reconnaître les brebis et chèvres. Lorsqu'un enfant parvient à saisir un chevreau ou un agneau, on lui donne quelques indications de robe afin qu'il retrouve sa mère.
Les éleveurs disent souvent qu'ils reconnaissent les chèvres et les moutons à leur "visage". La capacité à identifier individuellement les animaux est une des principales compétences du berger et l'une de celle que l'on s'efforce de transmettre le plus tôt au enfants.


Vidéo 6: un enfant porte des chevreaux et apprend à les mener à leur mère.

L'action des éleveurs a un effet paradoxal: en séparant les petits de leur mère quelque temps après la naissance afin de les mettre à l'abri du froid, ils perturbent l'établissement du lien mère-petit. L'effet de masse produit par la concentration du troupeau dans l'enclos trouble la communication entre mères et petits. L'intervention humaine est alors indispensable pour rétablir ce lien, afin que mères et petits se retrouvent, se reconnaissent. Au total, l'humain transforme la relation dyadique mère-petit en une relation triadique dans laquelle il est nécessairement inclus: la relation chèvre-chevreau implique le berger. Dans ce système domesticatoire, l'humain ne se substitue pas à la mère et n'anéantit pas l'autonomie des animaux, en effet on compte sur les capacités des animaux à se nourrir et s'orienter eux-mêmes puisque le troupeau adulte est laissé sans surveillance dans la montagne steppique toute la journée. L'humain s'appuie sur les relations sociales internes au troupeau.

Bélier


3 commentaires:

  1. La vertu de films thématiques très courts est au service d'une anthropologie visuelle qui permet de bien comprendre les relations étroites entre un éleveur et chacune de ses bêtes.

    La relation d'inter-dépendance hommes-animaux domestiques dans un milieu à fortes contraintes (continentalité, altitude, aridité, éloignement) est bien rendue par la vue générale du camp d'hivernage. Très impressionnant.

    On aurait aimé trouver une Google Maps qui précise l'endroit et notamment la distance au plus proche centre urbain (on voit une moto) et des images animées en plus grande taille.

    Un excellent travail en définitive, car il est porteur de sens pour chacun.

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  2. Merci pour ces remarques; voilà c'est fait, une carte est ajoutée.

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  3. Merci pour l'insertion de la Google Maps.

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