Au cœur de notre rapport au monde, l'animal chamane et l'animal compagnon : perspectives anthropologiques

Entretien avec Emmanuelle Carre dans le cadre du congrès "Animal en marche", université de Nanterre, 30 septembre-1er octobre 2017.



1/ Comment s'articulera votre présentation ? Quel est le cœur de votre démonstration ?

Les animaux compagnons sont omniprésents dans les sociétés humaines et cette présence est ancienne.
Les hommes du Paléolithique supérieur avaient avec eux des animaux sauvages apprivoisés. Les liens des sociétés de chasseurs-cueilleurs avec les animaux apprivoisés peuvent être très forts : dans différentes régions du monde ces animaux sont nourris au sein par les femmes.
La domestication des animaux et la naissance de l’élevage constituent une sorte d’inflation des animaux compagnons qui désormais se reproduisent, grandissent et meurent parmi les humains. Sans l’intimité d’abord expérimentée avec les animaux de compagnie apprivoisés, la domestication n’aurait pas été possible, ni l’agriculture, ni toutes les innovations ultérieures : l’histoire humaine n’aurait pas pris le cours qu’elle a connu.
Les animaux compagnons ont donc un rôle central dans notre rapport au monde. La diversité de leurs traitements (nourris au sein, sacralisés, infantilisés, traités en médiateurs, en marchandise ou en jouet, mangés ou inhumés) est un révélateur très puissant de la façon dont une société vit et conçoit son environnement.


2/ Vous étudiez notamment en Sibérie les modes de communication entre humains et non-humains, qu'ils soient animaux ou esprits. Quels sont les peuples chez qui vous observez cela ? Pouvez-vous nous faire part de quelques-unes de vos observations et nous dire ce qu'elle vous enseigne sur notre rapport au monde ?

Mes enquêtes ont été menées chez les Touvas, un peuple de Sibérie du sud dont l’économie traditionnelle est fondée selon les régions sur l’élevage pastoral et la chasse. Les éleveurs nomades ne tracent pas comme nous une frontière nette entre animaux de compagnie et animaux d’élevage. Dans la yourte, on dort à côté des agneaux fragiles qui profitent de la chaleur du foyer et sont nourris au biberon. On chante des mélodies aux brebis pour favoriser la libération du lait. Un animal boiteux qui ne peut pas suivre le troupeau pourra passer sa vie sur le campement avec les enfants. Au sein du troupeau, les éleveurs identifient des animaux singuliers qui sont consacrés : ils servent d’intermédiaires avec les esprits du paysage et veillent sur le bonheur du troupeau comme des humains. Ce sont des sortes de chamanes.
Les Touvas identifient aussi des chamanes parmi les animaux sauvages : ce sont des écureuils, des cervidés ou des ours étranges. Tous ces animaux sont des médiateurs entre humains et non-humains.

3/ Peut-on considérer que l'animal chamane est à la fois un être doué de spiritualité et également « passeur », lien des humains avec le monde invisible, tandis que l'animal compagnon serait l'animal totem, celui qui structure la société humaine ici bas ? (différence entre le système totémique bien analysé par Lévi-Strauss et le système animiste) ?

Dans les deux cas, l'animal est un adjuvant absolument essentiel à notre rapport au monde ? Sommes-nous conscient de cela ?

L’animal chamane est un passeur, tout à fait, mais pour moi il y a une forme de continuité entre l’animal chamane de sociétés animistes comme les Touvas et l’animal compagnon des sociétés urbaines, même si cette continuité est refoulée. Le potentiel de la relation au compagnon animal est immense et il ne peut être entièrement gommé. Il y a une subversion latente dans l’inclusion d’animaux au sein des sociétés modernes qui se définissent par leur séparation de la nature. Dans les conceptions modernes, vivre avec des animaux, comme des animaux, c’est ce qui définit les « peuples de la nature », les « peuples sauvages ». Alors comment des sociétés modernes admettent-elles la présence d’animaux dans les cités humaines ? Les deux solutions principales sont la réduction à l’état d’objet de consommation (le bétail) et l’humanisation pour les animaux de compagnie. Mais même en humanisant l’animal de compagnie, on ne peut faire disparaître totalement l’évidence de son altérité. L’animal compagnon est un chamane potentiel tant qu’il maintient la possibilité d’une rencontre avec l’altérité et qu’il nous pose la question de notre rapport au monde – si nous savons encore l’entendre. Il faut s’étonner devant l’incroyable capacité des animaux de compagnie à s’adapter au monde d’une autre espèce. Réciproquement, qui d’entre nous serait capable de s’intégrer dans une société de chats ou de colibris ?
En tant que passeurs, les animaux domestiques ont un rôle puissant de sentinelles car ils maintiennent notre sensibilité éveillée. Sans nos animaux compagnons, nous serions probablement déjà devenus indifférents au scandale de la maltraitance des animaux d’élevage. Et ces derniers sont eux aussi des sentinelles. La crise de la vache folle nous a fait nous interroger sur le sens et les dangers de notre agriculture industrielle. Ce fut la « leçon de sagesse de la vache folle » comme l’a dit Lévi-Strauss.


4/ L'Occident a longtemps opposé nature et société, nature et culture. La considération donnée à l'animal compagnon a été fluctuante au cours de son histoire, selon les époques, les lieux, les peuples, peut-être justement parce qu'on a oublié très tôt l'animal chamane. Quelle est selon vous l'origine de l'anthropocentrisme du monde occidental ?

Dans le monde occidental moderne, le rapport à l’animal tend à se partager en trois catégories : la faune sauvage qu’il faut préserver de tout contact avec les humains, le bétail qui est une forme d’animal-matière et les animaux de compagnie qui sont traités comme des enfants. Ces frontières deviennent toujours plus infranchissables. La loi interdit en France de recueillir un animal sauvage et d’en faire un animal de compagnie : le tenter vous expose à six mois d’emprisonnement et 9000 € d’amende. La frontière entre bétail et animaux de compagnie est particulièrement révélatrice d’une forme de schizophrénie qui caractérise notre rapport aux non-humains. Il y a quelques décennies, un cochon, un veau, un mouton pouvaient tout à fait être des animaux familiers. Parfois on les mangeait, mais on le faisait avec respect. Aujourd’hui nous avons bâti un mur entre les animaux que l’on aime et ceux que l’on mange, le mur impénétrable des abattoirs industriels. C’est cette partition mentale qui nous permet de traiter les animaux qui nous nourrissent avec une cruauté inégalée dans aucune société humaine.
La question de l’origine de l’anthropocentrisme est immense et de nombreux auteurs proposent leur scénario. On la situe au Néolithique, aux Romains ou à Descartes. En fait, un certain anthropocentrisme est normal : chaque espèce est centrée sur elle-même. Les cochons sont suidocentrés, les poules sont gallicentrées. Mais les cochons ne cherchent pas à empêcher les poules de vivre leur vie, et réciproquement. Le problème, c’est la perte de la capacité à admettre une multiplicité de formes de vie, et en cela l’animal de compagnie est un rappel important.


5/ De nombreux peuples ne partagent pas la vision occidentale et utilitariste de la nature : les shintoïstes au Japon, les animistes d'Afrique, d'Amazonie, pour ne citer qu'eux. Pour repenser les relations entre humains et non-humains sur la Terre, il faudrait dépasser notre dualisme entre nature et œuvres humaines (qu'on les appelle culture, société ou histoire). Comment peut-on mettre en œuvre un « retour aux sources », un retour à l'animal chamane, et améliorer notre rapport au monde ? Est-il seulement possible pour les Occidentaux, emprunts de cartésianisme ?

Affirmer que l’Occident est corrompu dans son ADN serait de l’essentialisme, et il n’y aurait pas de sens à prétendre que nous devons maintenant devenir Japonais ou Amazoniens. Le désastre sanitaire, écologique et moral que constitue l’élevage en batterie n’est pas une fatalité de l’Occident, c’est une invention qui n’a que quelques décennies.
Des frontières comme celle entre animaux qu’on mange et animaux qu’on aime rendent à la fois très nécessaires et très improbables les animaux chamanes. Il en reste pourtant quelques-uns, témoins de rares poches de transgression : parfois un chasseur adopte et élève un marcassin au risque d’une grosse amende, quelques fermes subsistent laissant les animaux d’élevage courir autour des maisons. Aujourd’hui, si vous avez la chance d’avoir à freiner sur la route pour laisser passer une chèvre qui rejoint sa ferme ou une bande de canards de barbarie se promenant en liberté, sachez que vous avez rencontré des animaux chamanes qui vous rappellent que d’autres mondes sont possibles.
Ce que je vais dire va choquer, mais un acte transgressif efficace pour ébranler la frontière entre animaux qu’on aime et animaux qu’on mange consiste à manger ses animaux de compagnie. En Sibérie, on finit par manger le renne domestique sacré. Pour les cavaliers d’Asie intérieure, eux dont les ancêtres ont domestiqué le cheval il y a 5500 ans, ne pas manger le vieux cheval qui vous a porté toute sa vie sur son dos serait une trahison. En France, une certaine sensibilité stigmatise la consommation de la viande de cheval, au nom de la dichotomie entre animaux qu’on aime et animaux qu’on mange. Le résultat, c’est que les vieux chevaux sont envoyés à l’équarrissage où ils sont transformés en combustible, huiles et farines animales. Est-ce du respect ? Donner la viande de son cheval en nourriture aux chiens, c’est cela qui est scandaleux du point de vue des peuples cavaliers. Les Nivkhs donnent leurs dents de lait à leur chien, puis mangent ce chien devenu vieux. La perte du sens du rituel nous rend difficilement compréhensible ces actes de piété cannibale, comparables pourtant à la communion chrétienne qui consiste à manger un Agneau divin humanisé. Le drame de la modernité, c’est le manque d’imagination dans la diversité des formes d’existence et d’amour.

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