vendredi 30 août 2019

Parution de "Voyager dans l'invisible"



Le chamane est un individu capable, d’une façon mystérieuse pour nous, de voyager en esprit, de se percevoir simultanément dans deux espaces, l’un visible, l’autre virtuel, et de les mettre en connexion. Ce type de voyage mental joue un rôle clé pour établir des liens avec les êtres non humains qui peuplent l’environnement.
Les chamanes ne gardent pas pour eux seuls l’expérience du voyage en esprit : ils la partagent avec un malade, une famille, parfois une vaste communauté de parents et de voisins. Les participants au rituel vivent tous ensemble cette odyssée à travers un espace virtuel. De génération en génération, les sociétés à chamanes se sont transmis comme un précieux patrimoine des trésors d’images hautes en couleur, mais en grande partie invisibles.

Ce livre est le fruit d’enquêtes de terrain et reprend l’ample littérature ethnographique décrivant les traditions autochtones du nord de l’Eurasie et de l’Amérique. Au travers de récits pleins de vie, il rend compte de l’immense contribution à l’imaginaire humain des différentes technologies cognitives des chamanes. Les civilisations de l’invisible bâties par les peuples du Nord, encore puissantes à l’aube du XXe siècle, n’ont pas résisté longtemps à l’entreprise d’éradication méthodique menée par le pouvoir colonial des États modernes, qu’il s’agisse de l’URSS, des États-Unis ou du Canada. Ce livre nous permet enfin de les appréhender dans toute leur richesse. 


Compte rendu dans "Philosophie magazine"

https://www.philomag.com/les-livres/notre-selection/voyager-dans-linvisible-techniques-chamaniques-de-limagination-39682 

Entre les lignes de cette enquête sur le chamanisme sibérien se dessinent les contours d’une passionnante réflexion sur l’imagination – cette capacité qu’a l’homme de faire abstraction du monde environnant pour pénétrer dans un univers parallèle. L’ethnologue Charles Stépanoff distingue deux grandes modalités de ce « voyage dans l’invisible » : « l’imagination exploratrice » et « l’imagination contemplative ». La seconde nous est plus familière : regarder un film, écouter de la musique, lire un roman sont autant de formes de cette ouverture guidée et passive au monde onirique. Cependant, note Stépanoff, l’externalisation et le cloisonnement de la puissance imaginative dans des supports  matériels est une innovation récente : durant des millénaires, le pays des images était une terre vierge, en attente d’une « imagination exploratrice » capable d’en sonder les contrées innombrables et inconnues. Telle est la fonction du chamane, « argonaute de l’invisible » : s’aventurer dans l’ailleurs et y conduire les autres hommes. Le chamane est acteur, pas spectateur, un peu à la manière d’un joueur de jeux vidéo. À ceci près que la frontière entre virtuel et réel que reconnaît le gamer est inopérante ici : passer dans l’autre monde signifie bien souvent pour le chamane se mettre à l’écoute des êtres non humains – montagne, forêt, animaux, etc. – qui l’entourent. Changer de point de vue, en somme. L’imagination guidée, déléguée à une élite d’artistes, s’est fermée à ce dialogue virtuel avec les autres êtres. Dépossédés de notre imaginaire, aurions-nous aussi perdu le monde ?
Préface de Philippe Descola.

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