Le célèbre chamane Der’it (Vasilii Egorovich Moseikin) chez les Ket de la Toungouska Pierreuse. Photo N.V.Sushilin, 1926. |
Empiriquement un rituel chamanique n’est autre qu’une réunion de personnes autour d’un spécialiste prononçant des chants. De cette scène émerge l’idée, partagée par les participants, que le spécialiste, pourtant visible devant tous, accomplit des actions hors du commun comme voyager dans un espace cosmique éloigné ou se métamorphoser en animal. Comment chamanes et non-chamanes s’y prennent-ils pour coordonner ainsi leurs perceptions et leurs imaginaires ?
Des
expériences comme le vol céleste ou la métamorphose ne sont considérées en
Occident comme possibles que sous l’effet d’une illusion individuelle :
rêve, transe, « état modifié de conscience ». C’est pourquoi bien des
interprétations classiques du chamanisme ont accordé un rôle premier à
l’expérience extatique privée. Or la particularité du rituel chamanique est
précisément de conférer un aspect public à ce qui relève ordinairement d’une perception
privée. La question qui nous a occupés lors de ce séminaire est de savoir quels
procédés les traditions sibériennes ont créés pour rendre possible une
coordination des imaginaires individuels assurant le caractère collectif d’une
telle expérience.
Nous avons
constaté précédemment dans les traditions iakoutes et khakasses que le rituel
chamanique mobilise des indices corporels, visuels et linguistiques permettant
de définir le cadre spatial modifié dans lequel l’action se déroule (Stépanoff,
2013, 2014). Chez les Ket du Ienisseï, les chamanes sont considérés comme des
humains capables de voler et le rituel chamanique est un moment où tous peuvent
assister à leur envol et suivre leur voyage céleste. Dans le cas des Ket,
l’iconographie semble jouer un rôle crucial comme cadre de coordination mentale.
L’art visuel chamanique a pour environnement un art profane très particulier
que nous examinerons d’abord.
L’art graphique
ket vient orner des vêtements, des sacs, des ustensiles de bois et d’écorce de
bouleau, des objets en os. Il se distingue par son caractère géométrique
combinant des unités élémentaires très simples : le trait (I) et le
chevron (V) que l’on rencontre aussi la forme d’une fourche (Y). L’union du
trait et de la fourche constitue un trident (Ѱ). Les compositions les plus
simples font alterner en frise des traits et des fourches ou des tridents (Figure
1
et Figure
2).
Ce motif est ancien puisqu’on le voit apparaître sur un tatouage relevé par Johann Georg Gmelin chez les Evenks au xviiie siècle.
Figure 1. Motif ornemental ket (Istoriko-etnografičeskij atlas Sibiri, 1961, p. 386, tabl. 8, fig. 10). |
Figure 2. Motif ornemental ket (Anučin, 1914, p. 37, fig.4). |
Ce motif est ancien puisqu’on le voit apparaître sur un tatouage relevé par Johann Georg Gmelin chez les Evenks au xviiie siècle.
Vasilij Anučin
(1914) et Hans Findeisen (1931) indiquent que ces motifs représentent des
« personnes » (djiŋ),
figurées de façon métonymique par des organes sexuels. Le trait simple est appelé bys
« pénis » et le chevron lus
« vulve ». La figure 1 représente ainsi une série alternée de
sexes féminins et masculins. La fourche est plus précisément une « vulve
vide » de jeune fille, alors que le symbole de la femme mariée est un
trident, composé de la superposition du symbole de la fille (Y) et de celui de
l'homme (I). Ainsi la frise en Figure
2
représente des femmes mariées et des hommes.
La
frise sculptée de la Figure 4 fait alterner
les symboles masculins et féminins de telle sorte que chaque symbole dessine en
creux l’autre sexe.
À partir de ces motifs élémentaires, l’art ket a fait naître des formes ornementales complexes.
Figure 4. Boucle de carquois (Anučin ibid.p.42, fig.10). |
À partir de ces motifs élémentaires, l’art ket a fait naître des formes ornementales complexes.
Le motif
figurant à l’intérieur des alvéoles dans la Figure
5
est dérivé de celui de la Figure
1.
Par une division en fourche des extrémités de la fourche féminine on obtient ce
motif ramifié, nommé « bois de renne ». Les alvéoles hexagonales sont
obtenues par la fusion de séries opposées de motifs féminins comme on le voit nettement
sur la Figure
6 :
les extrémités des fourches d’une série s’apparient pour former la base d’une
fourche de la série opposée.
L’ornement en Figure 7 semblent donner à voir le processus même de transformation et de fusion par lequel des symboles sexuels opposés (en frise en haut) se complexifient en bois de renne et s’unissent pour former des alvéoles servant de cadres à d’autres motifs ramifiés. Les principes de croissance géométrique qui s’appliquent au dessin principal sont ceux mêmes qui dirigent au niveau local l’extrémité de ses ramifications. L’ensemble produit ainsi l’effet d’une figure fractale, c’est-à-dire un ensemble géométrique dont les parties ont la même structure que le tout à des échelles différentes.
Dans cet art
graphique se donne à voir un style particulier de croissance : de type
rhizomique plutôt que hiérarchique, sans ordre préexistant, sans solution de
continuité entre le niveau local et le niveau supérieur. Un même rythme binaire
opposant masculin et féminin se reproduit à l’infini, créant un espace
fragmenté et touffu. Rien n’empêche d’imaginer que ce réseau poursuive
indéfiniment son développement au-delà des limites du support.
L’alternance
sérielle de symboles féminins et masculins trouve des échos dans la mythologie ket
qui décrit des relations entre les sexes marquées par l’ambiguïté et la
violence. Un mythe évoque ainsi une nation ennemie des Ket composée
exclusivement de femmes pourvues de vaginae
dentatae. Dans un récit épique, le héros doit se garder du sexe-grotte de
la « femme-montagne ». Un autre mythe relevé par Anučin (op. cit., 9) décrit ainsi l’origine des hommes : « A l’origine, il
n'y avait que des femmes, pas d’hommes. Des phallus poussaient en abondance dans
les forêts et les femmes allaient en chercher selon leurs besoins. Une femme en
prit un chez elle, mais il se coinça quelque part et ni elle ni ses voisines ne
purent le retirer, de sorte que toutes se mirent à pleurer. Es’ [« Ciel »] leur envoie alors un
homme (sans phallus) qui parvient à déloger le phallus. Reconnaissantes, les
femmes lui donnent à boire et à manger, de sorte que, ses deux mains étant
occupées, l’homme se cale le phallus entre les jambes. S'apprêtant à partir et
à le retirer, il s’aperçoit qu’il est collé. Les femmes s’en réjouirent et
gardèrent l’homme. Les phallus des forêts sont devenus des champignons – les
Russes en mangent. »
Ce mythe
attribue aux hommes et aux femmes des origines différentes et accorde aux
femmes une existence plus ancienne, indépendante des hommes. Alors que les
hommes ont une origine céleste, les femmes paraissent d’origine terrestre, ce
qui est concordant avec le caractère féminin de tous les esprits terrestres,
appelés des « mères » (Alekseenko, 2001). A l’inverse, les termes
désignant des objets verticaux comme les perches et les mâts appartiennent sur
le plan linguistique à la classe des noms masculins, réservée aux êtres mâles
ou aux phénomènes socialement importants (Alekseenko, 1989). Findeisen rapporte
que les hommes ket qu’il interrogea considéraient la femme comme un être
« incomparablement inférieur » en raison de son
« impureté » (Findeisen, 1931, p. 308).
Ce point de vue masculin était toutefois
loin de s’imposer comme une évidence aux femmes. Le solstice d’été était
l’occasion d’une fête au cours de laquelle les vieilles femmes dansaient
dénudées autour du feu dans le sens solaire, en se tenant les seins et en
chantant notamment : « Si ma vulve (lus) avait des dents, elle arracherait le pénis (bys) ». Ces paroles renvoyant au
thème menaçant de la vagina dentata évoquent
la possibilité d’un retour à l’époque décrite par le mythe où les femmes
disposaient de pénis séparés du corps des hommes.
L’union du symbole
masculin et du symbole féminin se retrouve dans l’habitat ket, au sommet de la
tente. Pour monter la tente, on installait d’abord le foyer, puis on disposait
deux grosses perches diamétralement
opposées, l’une en fourche et l’autre droite. Ces deux perches emboîtées, dites
« centrales », dominaient toutes les autres et constituaient un trait
distinctif de la silhouette des tentes ket (Figure 8).
Cette image des deux perches entrecroisées apparaît sur les figurations ket de la tente : un losange surmonté d’un trident (Figure 9). On y reconnaît l’union du trait masculin et de la fourche féminine qui dans l’art graphique forment ensemble le symbole de la femme mariée, ce qui est cohérent avec le fait que la femme devient maîtresse d’une tente après son mariage. Un campement est représenté par une série de losanges.
Figure 8. Tente ket (Alekseenko, 1967, p. 84, tabl.1 fig.3). |
Cette image des deux perches entrecroisées apparaît sur les figurations ket de la tente : un losange surmonté d’un trident (Figure 9). On y reconnaît l’union du trait masculin et de la fourche féminine qui dans l’art graphique forment ensemble le symbole de la femme mariée, ce qui est cohérent avec le fait que la femme devient maîtresse d’une tente après son mariage. Un campement est représenté par une série de losanges.
Figure 9. Représentation d’une tente (à gauche) et d’un campement (à droite) sur un tambour chamanique (Anučin 1914 60, fig.57). |
Le trident est un élément central des ornements gravés des linteaux surmontant les portes de tentes ket. Sur la Figure 10, on reconnaît les losanges représentant des tentes surmontés d’un trident monumental. Sur son linteau, la tente ket portait ainsi une figuration de sa propre structure avec l’union d’une perche féminine et d’une perche masculine, entourée d’éléments cosmiques, la lune et le soleil ainsi que des figures de cervidés.
Les
motifs graphiques de l’art profane se retrouvent sur les objets chamaniques,
mais intégrés à un schéma orienté, comme on le devine déjà sur les ornements
des linteaux de porte. Costume et tambour rituels portés par le chamane
établissent un lien entre le graphisme profane et la perception du corps dans
ses rapports au monde (Figure
11).
Figure 11. Rituel chamanique chez les Ket (photographie de Hans Findeisen, 1926–1927) (Vajda, 2010, p. 135, fig.2). |
Sur
le tambour reproduit en Figure 12 est dessiné un
personnage représentant Dog, le premier chamane, entouré par la lune à sa
gauche et le soleil à sa droite – la lune et la nuit sont en effet régulièrement
associées à la gauche du corps chamanique et le jour à sa droite (cf Figure 11 et Figure 13 ; (Stépanoff,
2014)). Les cercles concentriques représentent les sept cercles superposés dont
est fait le monde supérieur à travers lequel l’officiant se déplace à la suite
de Dog. Sur le tambour ket, l’univers est représenté sur le tambour de telle
sorte que le nord (le « bas ») se situe dans la partie inférieure de
l’instrument (Anučin ibid. 14). Le
tambour établit ainsi une coordination entre un les axes du schéma corporel et
les axes du monde.
On
reconnaît en outre sur ce tambour une alternance de symboles féminins et
masculins, représentant certainement les habitants des cercles célestes, les
« gens du ciel » (cf. infra).
Le premier cercle en partant de l’extérieur porte des symboles masculins, le
second des symboles féminins et le sixième des symboles masculins. Or ce mode
alternatif qui pourrait reproduire ses oppositions à l’infini n’est plus
l’effet d’une croissance spontanée comme dans l’art profane, il est soumis à un
schéma spatial hiérarchisé entièrement organisé autour d’un centre dont émanent
les cercles concentriques et dont rayonnent quatre lignes droites, comme des
routes. La présence du personnage crée un axe vertical opposant un haut et un
bas et un axe horizontal entre gauche et droite. Ainsi chaque point du dessin
se définit par la position particulière qu’il occupe relativement au centre,
comme dans un repère orthonormé. Alors que les compositions ornementales
donnaient l’impression d’une croissance spontanée horizontale, on voit ici les
symboles disposés selon un ordre supérieur et sans rapport avec leur forme. Au
centre du dessin figure un cercle entourant une croix, ce qui constitue un
modèle réduit de l’ensemble du tambour. Ici l’effet n’est pas d’une fractale,
mais d’une mise en abîme : c’est une même totalité qui est reproduite à
des échelles différentes et non plus un principe génératif commun donnant lieu
à des excroissances diverses et imprévisibles. Alors que l’art graphique profane
offre une multitude de circonvolutions, le dessin chamanique trace des routes
nettement orientées vers une destination, introduisant hiérarchie et sens dans
l’espace. Les balancements indéfinis des oppositions binaires, entre soleil et
lune, jour et nuit, sont soumis dans le tambour à un schéma dirigé par un
centre unique.
Mythologie
Nous avons cité
quelques manifestations de la lutte entre les sexes dans la mythologie :
de façon plus générale, la cosmologie ket est traversée par des oppositions
binaires fortement marquées. Comme le note Anučin, le monde mythologique des
Ket est divisé en « deux côtés qui sont en lutte presque permanente à
cause de l’homme. » (1914, 9). Les deux principales divinités sont le dieu
Es’ (« le ciel », « le climat ») personnification du ciel,
principe bienveillant, et la déesse Hosedam « la mère de la mer »,
appelée aussi Tygylam « mère du bas/du nord », être malfaisant.
Hosedam vit sur l’« île morte » à l’embouchure du Ienisseï dans
l’Océan arctique, c’est-à-dire dans la partie basse du monde, d’où elle envoie
maladies, tempêtes, malheur. Hosedam fait mourir les humains et mange leur âme,
mais elle ignore que les âmes ressortent de ses excréments, permettant la
naissance de nouveaux humains.
Cette opposition
de valeurs n’est pas cantonnée à l’univers mythologique : elle anime
également le rapport des Ket à leur géographie. L’espace des Ket est orienté par
un axe majeur : le fleuve Ienisseï. Ce fleuve de 4000 km de long coule du
sud vers le nord, depuis les monts Saïan en Mongolie jusqu’à l’Océan arctique.
Le terme tyha, « bas », « aval », employé absolument désigne l’aval
du Ienisseï, c’est-à-dire le nord. Le terme utah,
« haut », « amont », désigne absolument le sud. Hosedam étend son domaine macabre et
gelé au nord, dans le bas Ienisseï, tandis que le domaine chaud et lumineux d’Es’
est associé au levant et au sud. Le sud et l’est de la tente ket, sont appelés
« côté pur » (k’otan). Le
sud lui-même (le « haut ») est plus précisément le domaine de Tomam,
divinité bienveillante, mère des oiseaux migrateurs et des libellules. C’est
chez elle que les oiseaux migrateurs vont hiverner et c’est elle qui les
renvoie chaque année vers les Ket à la saison chaude.
Ce schéma
spatial global est reproduit au niveau local en différents lieux concrets. Dans
chaque campement, les tentes des personnes les plus respectées, comme les
chamanes, sont situées « en haut », en amont, tandis que le cimetière
est installé « en bas », en aval (Alekseenko éd. 2001, 25).
Ces oppositions structurales
peuvent être résumées dans le tableau suivant :
La mythologie ne décrit pas ces tensions de façon statique, elle narre des déplacements, des passages d’un personnage d’un niveau à un autre, des chutes, menant à l’instauration d’une séparation définitive.
Es’
(« Ciel »)
|
Hosedam (« Mère
de la mer »)
|
Masculin
|
Féminin
|
Haut
|
Bas
|
Céleste
|
Aquatique
|
Bienveillant
|
Malveillant
|
Est (levant)
|
Nord (aval),
ouest (couchant)
|
La mythologie ne décrit pas ces tensions de façon statique, elle narre des déplacements, des passages d’un personnage d’un niveau à un autre, des chutes, menant à l’instauration d’une séparation définitive.
Ainsi Hosedam
était originellement l’épouse d’Es’ et vivait avec lui au-dessus du septième
ciel dans un palais transparent. Mais elle quitta un jour son mari pour aller
vivre avec Lune (Hyp « grand-père »),
c’est-à-dire plus bas dans le ciel. Furieux, Es’ la précipita sur terre où elle
erra jusqu’aux zones les plus inférieures du monde. Depuis, elle contrôle le
froid, l’obscurité, les maladies (Anučin 1914, 3-4). Hosedam est donc un être
féminin céleste déchu.
Selon d’autres
récits, Lune était à l’origine un homme ordinaire, Bangdèhyp,« Fils de la Terre ». Épousé par Soleil (être
féminin), il vécut avec celle-ci dans le ciel. Hosedam tenta d’emporter Lune
pour en faire son mari ; elle le tira par le bras gauche tandis que Soleil
tirait le bras droit. Lune se déchira en deux et le Soleil ne retint qu’une
moitié sans cœur. Malgré ses efforts, Soleil ne put refaire de Lune un homme
entier. Désolée, Soleil jeta Lune de l’autre côté du ciel, dans la partie
sombre. C’est pourquoi Lune, sans cœur, est froid. Lorsque Lune est absent du
ciel, c’est qu’il rend visite à son épouse terrestre Hosedam (Alekseenko 2001,
57-63). Lune est donc un être masculin terrestre, élevé au ciel, mais déchu et
séparé de son ancienne épouse.
Ces traversées
entre ciel et terre, qui établissent une disjonction définitive entre des
domaines, sont le thème de prédilection de la mythologie ket. Or dans les
réalités du monde actuel, les domaines disjoints du terrestre et du céleste exercent
concomitamment leurs influences et sur la vie des Ket. C’est le ciel qui donne
vie aux humains, mais les humains ont aussi un lien avec la terre et donc avec
Hosedam, lien que matérialise leur nombril. L’expression « Les humains ont
leur nombril de la terre » est un rappel de leur condition de mortels.
Tout
comme les récits mythologiques, les récits concernant les chamanes tel le grand
Dog décrivent un déplacement, mais sans instaurer une disjonction, car le parcours
est accompli à travers des domaines dont les frontières et les antagonismes
sont déjà stabilisés. Le récit de type chamanique expose les péripéties non
d’un exil, mais d’un voyage volontaire, orienté vers un but, tel que faire
revivre un défunt, et destiné à être suivi d’un retour. Certains récits typiques
énumèrent une série de sept étapes : sept caps à franchir, sept tentes à
visiter. Ainsi prend forme un rythme marquant un itinéraire orienté dont seul
le dernier seuil est décisif. Or comme le souligne Alekseenko (2001), ces
récits sont extrêmement proches dans leur organisation des chants que
prononçaient les chamanes au cours de leurs rituels. Le chant chamanique complet se divise en effet en sept parties ponctuées par
des « arrêts » (taŋun). Chaque
partie correspond à une étape de l’itinéraire du chamane vers le monde
supérieur, le passage d’un « cercle » céleste au cercle supérieur. En effet, dans
la cosmographie chamanique ket, la terre, entourée de sept mers, est surmontée
de sept cercles célestes superposés, et surmonte elle-même sept terres
souterraines (Alekseenko, 1967, p. 171 note 10). Les cercles
célestes sont habités par des « gens du ciel » (es’deng) disposés par groupes de sept en rangs horizontaux
superposés. Au cours de son chant, le chamane est supposé passer d’un rang à
l’autre et y recruter des « gens du ciel » pour l’accompagner et
l’aider. Sur le plastron chamanique en Figure 14, les lignes horizontales
superposées de sept ou six symboles sexuels représentent à l’évidence ces rangs
de « gens du ciel ».
Cette succession
d’étapes, dont l’ordre était bien connu des participants du rituel, constituait
un élément essentiel permettant à tous de suivre l’action imaginaire
représentée par le chamane. Une personne arrivée en retard dans la tente où se
menait le rituel pouvait simplement demander à l'entourage combien de stations
étaient passées (kunče taŋun?) pour savoir quelle distance le chamane
avait parcouru dans le monde supérieur et combien d'auxiliaires il avait
rassemblés (Alekseenko, 1981, p. 103).
Figure 14. Plastron de costume chamanique ket (sans les pendeloques métalliques) (Anučin ibid. 37, fig.4). |
Un rythme synesthésique
Dans le monde d’oppositions binaires de la mythologie commune des Ket, les pratiques chamaniques introduisent un principe de cumulation ponctuée d’étapes et de couches superposées. Si le monde mythique, fait de face-à-face figés, est discret et paire, le monde chamanique, se développant sur un rythme de base sept, est continu et impaire, dans un perpétuel dépassement des oppositions traversées. Les dessins chamaniques contribuent à faire partager à tous une image mentale porteuse d’un principe de correspondance synesthésique entre un rythme visuel et le rythme temporel du chant qui lui-même n’est autre que le rythme cosmique du voyage chamanique à travers les cercles célestes.
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