Les rapports matériels et les rapports cognitifs et rituels d’un groupe humain à son écosystème local sont généralement étudiés séparément par des disciplines différentes : économie et agronomie d’un côté, mythologie et anthropologie religieuse de l’autre. Pourtant, liens métaboliques et liens affectifs sont autant de fibres d’un même réseau d’attachements, c’est pourquoi il est indispensable d’en mener une étude intégrée. Comment documenter ensemble les modes d’approvisionnement matériels d’une société et ses savoirs et liens affectifs la liant à son milieu vivant ? Comment décrire un tel réseau dense d'interdépendances multiples humains-environnement ?
A travers le monde, sur tous les continents, on assiste à un effritement des réseaux denses à mesure que disparaissent savoirs écologiques, techniques locales et biodiversité. Ils cèdent la place à des industries extractives et des productions industrielles insérées dans des réseaux mondialisés. Comment documenter ces bouleversements anthropologiques et écologiques parfois très brutaux? Comment sont-ils vécus par les populations locales? Quels sont les hybridations de savoirs et pratiques, les modes de conversions aux réseaux mondialisés, les résistances?
A l’inverse, dans différents contextes anciens et récents, des réseaux étalés se sont effondrés du fait de crises écologiques, sanitaires ou politiques. Voit-on alors les réseaux socio-écologiques se redensifier? Quels sont les impacts démographiques et écologiques de la transformation des réseaux?
Définitions
Attachements, attaches : liens métaboliques, cognitifs et affectifs qu'un groupe humain entretient avec son environnement pour assurer sa subsistance. Les liens métaboliques répondent aux besoins énergétiques humains (nourriture, combustible, outillage, habillement, parure, habitation), tandis que les liens cognitifs et empathiques constituent l’ensemble des savoirs et attitudes des humains en rapport avec leur environnement.
Lien multi-fibres : faisceau de liens de natures diverses attachant un groupe humain à une entité de son milieu vivant local, telle que espèce végétale ou animale, cours d’eau, montagne ou autre élément topographique. Les liens multi-fibres sont polyfonctionnels, associant généralement des fonctions nourricières, techniques, mythologiques, affectives. Par exemple, si une communauté utilise une plante comme aliment et combustible et lui donne une place dans sa mythologie, elle entretient un lien multi-fibres avec cette plante.
Réseau socio-écologique : un réseau socio-écologique est l’ensemble des liens métaboliques et cognitifs par lesquels un groupe humain interagit avec son écosystème et contribue à son évolution, sa résilience ou sa dégradation.
Réseau dense : un réseau dense est un réseau socio-écologique constitué de l’ensemble de liens multi-fibres établis entre un groupe humain et une diversité d’entités présentes dans son milieu vivant.
Objets détachés : entités extraites de réseaux locaux et mises en circulation avec d’autres entités interchangeables à travers différents groupes humains. Par exemple, les activités extractives transforment des êtres vivants et des matériaux en objets détachés interchangeables sous forme de monnaies ou de marchandises.
Humains détachés : les humains détachés sont des personnes entretenant peu de liens d’attaches avec leur milieu d’habitat. Par exemple, dans les sociétés non étatiques, les esclaves sont souvent des captifs éloignés de leur région d’origine et exclus des cérémonies célébrant des liens affectifs de la communauté avec le territoire local. Les systèmes étatiques modernes et coloniaux peuvent aussi produire des humains détachés.
Réseau étalé : réseau par lequel des groupes humains assurent leur approvisionnement grâce à l’exploitation d’autres territoires que leur milieu d’habitat. Un réseau étalé fort ne peut exister sans un système centralisé et sécurisé de circulation d'objets détachés et d'humains détachés entre différentes régions. Les réseaux étalés actuels sont organisés et régulés par l’État et le marché.
Détachement : processus par lequel des réseaux denses se simplifient et sont recouverts par des réseaux étalés permettant la production de choses et d’humains détachés. Dans le processus de détachement, des liens multi-fibres avec des espèces ou des territoires sont remplacés par des usages spécialisés d'ordre métabolique ou affectif.
Densification : processus de formation ou de résurgence de réseaux denses, souvent rendu possible par un affaiblissement des réseaux étalés. Le processus de densification favorise des usages plurifonctionnels des êtres vivants et des territoires.
Superposition de réseaux : au cours des processus de détachement, les groupes humains superposent généralement des réseaux denses locaux avec des réseaux étalés dont ils dépendent par l’État et le marché.
Usages alimentaires : mode de collecte, recette de cuisine, préparation, occasions de consommation, commensalité, manières de table.
Usage technique : mode de collecte, préparation de l’outil, identité des utilisateurs, élimination de l’outil devenu inutilisable.
Parure : mode de collecte, préparation, mise en circulation par don ou vente, occasions de port.
Thérapeutique : mode de collecte, conservation, identité des spécialistes thérapeutiques, types d’affections traitées et modes d’applications.
Echanges : dans un réseau dense, des objets ou des êtres vivants sont mobilisés dans une économie du don ou dans des circuits d’échange. Les objets échangés peuvent créer une connexion du réseau dense avec des réseaux étalés en y pénétrant comme objets détachés.
Rituel : occasions cérémonielles dans lesquelles le taxon est utilisé.
Mythologie et mémoire collective : discours sur les origines, les usages anciens, liens avec la généalogie et les alliances matrimoniales.
Expériences individuelles : rôle du taxon dans la biographie, liens affectifs, souvenirs.
Cartographier les réseaux
La cartographie des réseaux est un élément important de l’enquête. Un réseau dense se déploie dans un territoire à travers différents lieux: lieux de collecte des diverses ressources d’approvisionnement, habitats et lieux de préparation, lieux cérémoniels, lieux de communication et d’échange. Les réseaux denses de différentes communautés sont en contact et ce qui permet les échanges.
Les réseaux étalés organisent de façon centralisée et hiérarchisée la connexion entre des territoires aux fonctions différentes : lieu d’habitat et de consommation, différents lieux de production, centre de contrôle du réseau, voies de communication.
L’intégration toujours plus profonde des communautés locales à des réseaux étalés entraîne des bouleversements des modes de vie, des pratiques et des visions du monde et des transformations rapides des socio-écosystèmes.
La perte des savoirs écologiques peut être mesurée en interrogeant des personnes de différentes générations sur les espèces connues et leurs usages.
Les changements des paysages peuvent être mis en évidence par la comparaison de vues aériennes et satellites (en France, voir les outils de l'Institut géographique national).
La collecte d’histoires de vie permet de suivre l’évolution des réseaux socio-écologiques et de comprendre la façon dont les habitants favorisent ou freinent ces transformations et comment ils s’y adaptent.
Au total, l’ethnographie des réseaux socio-écologiques mobilise des concepts et outils méthodologiques de divers champs disciplinaires : l’écologie humaine, l’étude des socio-écosystèmes, l’étude des savoirs écologiques traditionnels (Traditional Ecological Knowledge TEK), les ethnosciences, la technologie culturelle (les chaînes opératoires, les techniques du corps), l’anthropologie religieuse, etc.
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